Dans nos sociétés occidentales, le sentiment de crise est puissant avec notamment la sensation de la montée de l’isolement et du repli sur soi, la conflictualisions des rapports sociaux, des cloisonnements identitaires, territoriaux et socio-économiques, des différentes formes de violence, des guerres et des massacres et enfin une crise climatique majeure en perspective. Deux types de réactions émergent : celle du retrait du monde ou celle du combat. Ces deux réactions concurrentes témoignent de la même défiance de l’autre. Elles fragilisent notre vivre-ensemble car ce dernier « exige de renoncer à un peu de soi pour vivre avec ceux qui ne sont pas nous » (Tavoillot, 2024). Or nous avons besoin de ce vivre-ensemble pour grandir ensemble.
Les résultats de deux études récentes pourraient nous permettre de dépasser ce sentiment et nous aider à mieux débuter l’année 2025. La première (Mastroianni & Gilbert, 2023) montre que ce sentiment de déclin moral est en fait une illusion cognitive qui résulte de la combinaison de deux biais cognitifs (le biais de négativité et celui de mémorisation). En effet, le sentiment d’un déclin moral n’est pas nouveau mais il existe depuis l’Antiquité. L’historien romain Tite-Live se plaignait du « processus de déclin moral » auquel faisait face sa société. Les chercheurs ont analysé 177 sondages conduits de 1949 à 2019, avec 220 000 personnes aux États-Unis, ainsi que 58 sondages comptabilisant plus de 350 000 participants de 59 pays de 1996 à 2007. Les résultats révèlent que les personnes (quelles que soient les époques, pays, formulation des questions, âge, genre, origine ethnique ou idéologie politique) ont le sentiment que le sens moral régresse. Ce déclin moral serait lié au fait de prendre de l’âge, ainsi qu’à l’arrivée de nouvelles générations moins vertueuses. En moyenne, cette perte des valeurs commence à peu près au moment de la naissance des participants de chaque étude. Dans cette perspective, nous devrions donc observer une baisse des comportements prosociaux et une augmentation des comportements antisociaux au cours de cette période. Cependant, les chercheurs, en analysant 107 sondages (portant sur 4 millions de personnes vivant aux USA entre 1965 et 2020), n’observent pas cette baisse : le taux de moralité quotidienne et de comportement antisociaux (dépassement dans une file d’attente ou agressions, etc.) restent similaires durant toute cette période à travers ces sondages. Pour expliquer cette illusion cognitive du déclin moral, les chercheurs expliquent que cette dernière serait créée par la combinaison de deux biais cognitifs. Le premier, le biais de négativité, est la tendance des personnes à accorder un poids et une considération disproportionnés aux informations et aux événements négatifs dans la prise de décision et la perception. Le second, le biais de mémoire, se traduit par le fait que nos souvenirs négatifs s’estompent plus rapidement que nos souvenirs positifs. Ce premier résultat nous aide à prendre davantage de la distance et d’avoir un esprit plus critique sur ce sentiment de crise.
Le second résultat est celui de l’enquête annuelle « Ipsos Global Trustworthiness Index » (2024) conduite auprès 23 500 personnes dans 32 pays. Cette enquête examine la confiance des populations envers 21 catégories professionnelles. Les résultats montrent que les professions médicales et de recherche se maintiennent en haut du palmarès de confiance accordée par les Français. Plus de six Français sur dix (66 %) affirment leur confiance envers les médecins (+4 points vs. 2023) et 63 % pour les scientifiques (+4 points vs. 2023). Les enseignants, dont beaucoup de Français reconnaissent la difficulté du métier et sa mauvaise considération, disposent également d’une cote de confiance élevée au sein de la population (56 %), celle-ci augmentant de +4 points cette année. Les autres fonctionnaires ne sont pas en reste, puisque plus de deux Français sur cinq déclarent leur faire confiance (41 %) soit + 4 points vs. 2023, contre une confiance moyenne de 28 % à l’échelle mondiale. Enfin, la confiance que les citoyens français s’accordent entre eux augmente significativement pour s’approcher de la moitié de la population (45 %). Ce second résultat nous rassure sur la puissance relative de ce sentiment de défiance envers les autres et notamment envers ces professions.
En conclusion, j’espère que les résultats de ces deux études nous permettront de mieux comprendre la situation actuelle et de trouver des ressources cognitives et affectives pour dépasser cette crise afin de mieux démarrer l’année 2025.
Pr Édouard Gentaz
Professeur de psychologie du développement à l’Université de Genève,
Directeur de recherche au CNRS,
Directeur du Centre Jean Piaget
Ipsos Global Trustworthiness Index (2024). https://www.ipsos.com/sites/default/files/ct/news/documents/2024-12/Ipsos-Global-Trustworthiness-Index-2024-Rapport-complet.pdf
Mastroianni, A.M., & Gilbert, D.T. (2023). The illusion of moral decline. Nature, 618, 782-789. https://doi.org/10.1038/s41586-023-06137-x
Tavoillot, P.-H. (2024). Voulons-nous encore vivre ensemble ? Paris : Odile Jacob.
Pour citer cet article : Gentaz, É. (2024). Sociétés en crise… deux bonnes nouvelles de la recherche pour mieux débuter l’année 2025. A.N.A.E., 192, 473-475.
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