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Connaître l’histoire de sa discipline scientifique pour favoriser son esprit critique sur les recherches contemporaines – ANAE N° 171 – É. Gentaz

L’examen attentif des références bibliographiques proposées par les auteurs d’un article peut être révélateur de choix personnels ou culturels de natures très diverses : épistémiques, politiques scientifiques mais aussi adossés à des partis pris de discrimination genrée, sociale ou linguistique, à des réseaux de relation, des conflits d’intérêt, etc. (Gentaz, 2019). Parmi ces choix ou tendances, celui de citer (plus ou moins consciemment selon les auteurs et les éditeurs), des références très récentes (et en nombre restreint), est révélateur de la manière de faire de la science actuellement, avec des avantages et des inconvénients non négligeables pour ce qui est des sciences psychologiques et cognitives.

Deux avantages peuvent être au moins identifiés : montrer que la nouvelle recherche s’inscrit bien dans la suite des précédentes (logique d’accumulation des connaissances) tout en présentant un caractère novateur, et faciliter les recherches bibliographiques des collègues en leur signalant quelles sont leurs principaux chercheurs contemporains.

Cependant, si ce phénomène se reproduit pour chacun des articles publiés, plusieurs risques vont émerger avec le temps et le nombre toujours plus important d’articles publiés. Le principal est de présenter, souvent même en toute bonne foi, une recherche comme originale et innovante alors qu’il ne s’agit que de tester là globalement une idée déjà traitée mais avec des méthodes ou des traitements statistiques sophistiqués. Ce phénomène, que nous pourrions appeler « Dory » (en référence au fameux personnage du Monde de Némo), n’est évidemment pas uniquement du fait de jeunes chercheurs mais bien aussi de celui de chercheurs expérimentés, et en général de ceux qui connaissent peu l’histoire de leur discipline.

Il existe de nombreux exemples de recherches contemporaines très « à la mode » qui ont des racines anciennes, malheureusement peu reconnues ou citées. En voici trois exemples parmi de nombreux.

L’utilisation de l’exploration manuelle des lettres de relief dans la pédagogie Montessori prend son origine dans l’étude des relations entre le développement des capacités perceptives et le développement cognitif conduite par Itard et sa tentative d’éduquer un « enfant sauvage  » découvert en 1800 dans une forêt de l’Aveyron (cf. Hatwell & Gentaz, 2011). Celui-ci a d’abord été examiné par le psychiatre français Pinel, qui a conclu qu’il s’agissait d’un enfant gravement « retardé et inéducable ». Jean Itard (1807), qui était médecin et dirigeait l’Institut des Enfants Sourds créé par l’Abbé de l’Épée à Paris, a contesté ce diagnostic et a attribué le retard de Victor (c’est ainsi qu’il a nommé l’enfant), non à une cause biologique mais à la privation éducative et culturelle. Il a donc suggéré que Victor bénéficie des nouvelles méthodes d’éducation basées sur le sensualisme de Condillac et de Locke qui attribuent un rôle crucial aux sensations dans le développement cognitif. Au début, les capacités perceptives et cognitives de Victor étaient particulièrement faibles. Les organes sensoriels ne semblaient pas lésés mais ils n’étaient pas fonctionnels.

Après six années d’éducation, Victor est arrivé à discriminer tactilement un C et un G, ainsi qu’un I et un J, et ces exercices ont beaucoup amélioré les capacités d’attention et de concentration de Victor. Il a aussi été entraîné à discriminer des sons et à reconnaître quelques mots écrits sur un tableau en suivant chaque lettre avec l’index. Il a appris à écrire à la main en imitant des gestes simples ou complexes, ou en suivant des patterns de lettres avec un stylet. Itard a conclu alors que Victor ne pouvait plus être considéré comme sévèrement retardé, étant arrivé à lire et écrire quelques mots et à exprimer ses besoins de base. Selon Itard, ceci a montré que le perfectionnement de la vue et du toucher contribue considérablement au développement des facultés intellectuelles. Après ce travail, Itard est devenu célèbre en Europe, mais il a arrêté son travail éducatif avec Victor. Séguin, qui était médecin et éducateur, a ensuite légèrement modifié les techniques d’Itard et les a appliquées pendant une dizaine d’années dans son école pour enfants handicapés mentaux à Paris avant de s’installer aux États-Unis où il crée une école pour déficients mentaux. En 1898, Maria Montessori (1926-1958) a pris connaissance des publications d’Itard et de Séguin, entretemps oubliées. Elle a considéré que les descriptions méticuleuses d’Itard étaient les premières tentatives d’une pédagogie expérimentale et s’en est inspirée pour la création d’une grande quantité de matériel éducatif. Ces tentatives pédagogiques ont ainsi révélé les capacités potentielles du toucher et ont fortement suggéré que les exercices tactiles pourraient être bénéfiques au développement des enfants (Gentaz, 2018).

Autre exemple, le rôle positif des erreurs dans le développement psychologique des enfants et leurs apprentissages a été largement documenté depuis près d’un siècle (Gentaz & Rivier, 2018). Ainsi, Thorndike (1932) a conceptualisé une forme d’apprentissage, appelée par « essais et erreurs ». Dès 1920, il a étudié d’abord chez des chats enfermés leurs capacités à trouver le mécanisme leur permettant de se libérer pour accéder à de la nourriture. Suite à des déplacements dans la cage sans stratégies, les chats vont découvrir par hasard l’action qui leur apporte la solution. Après plusieurs essais, les chats savent comment obtenir de la nourriture et sortent de plus en vite de la cage. Thorndike a développé ensuite des expériences similaires chez les humains (par exemple, en demandant d’apprendre à trouver les associations correctes arbitraires entre deux séries d’éléments) en faisant varier le feedback donné aux sujets. Les personnes ont appris très rapidement à donner les réponses correctes. Il a formulé ainsi de grandes lois de l’apprentissage (loi de l’effet, loi de l’exercice, etc.). Ces lois de l’apprentissage peuvent être décrites comme des principes gouvernant l’association entre stimulus et réponse. En résumé, pour Thorndike, le principe de base de l’apprentissage est l’exploration, seules les solutions utiles étant renforcées positivement, tandis que les erreurs sont peu à peu laissées de cotés. Ce type d’apprentissage par essai-erreur et association progressive entre une action et son résultat est à la base du béhaviorisme (cf. les travaux de Watson) et du conditionnement opérant de Skinner. Bien des décennies plus tard, les chercheurs en neurosciences ont distingué deux signatures cérébrales du traitement des erreurs (Gentaz & Rivier, 2018).

Pour finir, le troisième exemple qui concerne le concept « d’intelligences multiples » ne se résume pas à celui de Howard Gardner (2006). Rappelons que si la théorie de Charles Spearman (1863-1945) justifiait l’idée d’une intelligence unidimensionnelle, elle ne rendait pas compte de toutes les aptitudes cognitives d’une personne pouvant être évaluées par un seul test d’intelligence. Avec Louis Thurstone (1887-1955), un changement de perspective va s’effectuer dans la conceptualisation de l’intelligence en remettant en cause la conception unitaire de l’intelligence. En utilisant une autre méthode d’analyse statistique que celle de Spearman, et en l’appliquant à un ensemble de tests plus larges, Thurstone a développé, déjà à l’époque, sa théorie des aptitudes mentales primaires, mettant en avant un modèle multidimensionnel de l’intelligence. Thurstone met l’accent sur l’existence d’un ensemble d’activités primaires, indépendantes les unes des autres et pouvant être évaluées par différents tests (cf. Huteau & Lautrey, 2003).

Il existe bien sûr encore de nombreux autres exemples qui montrent que la connaissance de l’histoire de sa discipline scientifique permet d’aiguiser son esprit critique sur les recherches contemporaines et sur leurs caractères originaux ou innovants : la « cognition incarnée » avec le rôle du corps, et de son interaction avec l’environnement, avec comme inspiration  la théorie écologique de la psychologie de James Gibson (1967 ; cf. Bara, Rivier & Gentaz, 2020), l’interdépendance entre le développement intellectuel et affectif déjà examiné par Piaget (Rimé & Scherer, 2003), les relations complexes entre la recherche en psychologie du développement et de l’éducation et les recommandations pédagogiques via les tentatives d’instrumentalisation des chercheurs par les politiques durant les années 1930-1960 (Hofstetter & Schneuwly, 2021).

En conclusion, il semble très important pour les chercheurs de re-connaître les recherches princeps de leurs champs disciplinaires et ne pas hésiter à les citer dans leurs références bibliographiques. Les apports des recherches historiques en sciences représentent un maillon essentiel à cette mise en perspective critique des recherches contemporaines.

Pr Édouard Gentaz
Professeur de psychologie du développement à l’Université de Genève et
Directeur de recherche au CNRS

Références

Bara, F., Rivier, C., & Gentaz, É. (2020). Comprendre le rôle bénéfique de l’usage du corps dans l’apprentissage de la lecture à la lumière de la théorie de la cognition incarnée. A.N.A.E., 168, 553-563.

Gardner, H. (2006). Les Formes de l’intelligence. Paris : Odile Jacob.

Gentaz, É. (2019). Éditorial – Déclarer les conflits d’intérêts pour favoriser la confiance. A.N.A.E., 162, 567-569.

Gentaz, É. (2018). La main, le cerveau et le toucher (seconde édition). Paris : Dunod.

Gentaz, É., & Rivier, C. (2018). Les rôles bénéfiques des erreurs dans le développement psychologique et les apprentissages. Psychoscope, 5, 16-19.

Gibson, J.-J. (1979). The ecological approach to visual perception. MA : Houghton Mifflin.

Hatwell, Y., & Gentaz, É. (2011). Histoire des études psychologiques sur le toucher en France. L’Année Psychologique, 111, 701-721.

Pour citer cet article : Gentaz, É. (2021). Éditorial – Connaître l’histoire de sa discipline scientifique pour favoriser son esprit critique sur les recherches contemporaines. A.N.A.E., 171, 133-136.

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