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Comment apprendre à vivre-ensemble dans un monde hybride, réel et artificiel ? – ANAE N° 194 – É. Gentaz

Sans céder à nos illusions cognitives de déclin moral (Gentaz, 2024b), le sentiment de crise est puissant dans nos sociétés individualistes depuis quelques décennies, avec notamment celui d’une montée de l’isolement, la conflictualisation des rapports sociaux, des cloisonnements identitaires, territoriaux et socio-économiques, des différentes formes de violence, des guerres et enfin une crise climatique majeure.

Depuis quelques années, il s’ajoute à ce contexte, l’arrivée massive de l’Intelligence Artificielle dans la plupart des secteurs de la société. Cette nouvelle technologie va changer significativement notre rapport au monde et aux autres en proposant un monde hybride, mêlant sans cesse notre monde réel à des mondes artificiels ou numériques, et ces changements vont encore être plus significatifs pour les enfants et les adolescent·e·s. Même s’il ne faut pas négliger les effets de mode dans les médias, alimentés à grands renforts de promesses utopiques par les entreprises de la Tech dans l’objectif notamment de lever des capitaux, l’invention d’une nouvelle technologie de l’information (par exemple, avec l’écriture, de la tablette d’argile à l’imprimerie, le télégraphe, les journaux, les livres la radio, le téléphone, la TV, le web, les réseaux sociaux, etc.) est toujours un catalyseur de changements historiques majeurs. Pour Harari (2024), cela s’expliquerait par le rôle de l’information qui ne consiste pas à représenter principalement des réalités proches de la vérité (approche scientifique), mais plutôt à tisser de nouveaux réseaux pour connecter le maximum de personnes afin d’établir un ordre social (approche politique). En 2023, 28 pays dont la Chine et les USA, ont signé la déclaration de Bletchley reconnaissant qu’il existe des risques globaux de dommages graves, intentionnels ou involontaires, découlant des capacités les plus significatives des derniers modèles d’IA.

Pour l’historien Harari (ibid), l’IA est la première technologie de l’information de l’histoire capable de traiter les informations, prendre des décisions et de créer des nouvelles idées par elle-même (de la production d’œuvres artistiques à des connaissances scientifiques). Selon cet auteur, l’étude de l’Histoire nous met en garde contre deux manières non pertinentes de réagir face à l’I.A. :

1) adopter une vision naïve et optimiste, car les modèles ne sont pas infaillibles et ils ont souvent privilégié l’ordre social au détriment de la vérité en l’absence de mécanismes d’autocorrection ou
2) adopter une attitude cynique et pessimiste, car aucun réseau d’information ne peut survivre s’il ignore totalement la vérité (i.e., les faits ou les preuves scientifiques). Harari conclut son essai, sans complaisance ni désespoir, en soulignant la capacité des humains à créer des réseaux d’informations équilibrés pouvant contrôler leur propre pouvoir en construisant des institutions politiques et scientifiques dotées de puissants mécanismes d’autocorrection.

Dans cette perspective, il est évident que nos démocraties modernes ont un besoin crucial, pour perdurer et se développer, du soutien de leurs citoyen·ne·s, les mieux éduqué·e·s possibles (Gentaz, 2024a). La nature même des buts de l’éducation (préparer les personnes à une vie dotée de sens, au travail, et à la citoyenneté) et leur éventuelle hiérarchie fait l’objet d’intenses débats et de désaccords. Tous et toutes les jeunes adultes des démocraties modernes doivent apprendre à devenir des participant·e·s actif·ve·s s’informant elles/eux-mêmes sur les questions qu’ils et elles devront traiter en tant qu’électeurs, électrices ou élu·e·s dans le cadre d’une organisation sociale commune et partagée.

Le contexte international actuel est inquiétant car, marqué par des inégalités mondiales grandissantes, le changement climatique et l’émergence d’une intelligence artificielle incontrôlable, il se caractérise en particulier par une archipélisation de la société, une infobésité voyant se décupler fausses informations et bulles informationnelles, générant chez les personnes des attitudes de post-vérité et de défiance grandissante envers la démocratie moderne.

Au niveau des réponses collectives, il est intéressant de noter que les choix politiques des pays influencent le degré de bonheur de leur population. En effet, à partir de 2012, le « Réseau de solutions pour le développement durable des Nations Unies » (lancé au départ par le Secrétaire général des Nations Unies mais indépendant par la suite) publie un rapport annuel qui classe environ 150 pays en fonction du bonheur global qui se fonde sur six facteurs essentiels : le soutien social, le revenu, la santé, la liberté, la générosité et l’absence de corruption (Helliwell et al., 2024). Généralement, la Finlande et les pays du Nord sont désignés comme les pays les plus heureux du monde et l’Afghanistan occupe la dernière place (en 2024, la France arrive en 27e position et la Russie à la 80e). Plusieurs facteurs sont proposés pour expliquer la première place de ce petit pays (partageant une frontière avec la Russie) : un sentiment de confiance et de liberté, un niveau élevé d’autonomie, un bon équilibre entre travail et vie privée, un système efficace d’imposition progressive, des systèmes de santé et d’éducation efficients, un accès à des espaces verts pour réduire le stress et promouvoir l’activité physique.

Au niveau individuel, deux types de réactions émergent : celle du retrait du monde ou celle du combat. Ces deux réactions concurrentes témoignent de la même défiance de l’autre. Elles fragilisent le vivre-ensemble car ce dernier « exige de renoncer à un peu de soi pour vivre avec ceux qui ne sont pas nous ». « Nous avons besoin de ce vivre-ensemble pour grandir ensemble » (Tavoillot, 2024).

Il est important de rappeler qu’il existe des moments et des activités quotidiennes partagés qui agissent à « bas-bruit » et peuvent favoriser le vivre-ensemble chez les enfants et les adolescent·e·s selon la manière dont ces derniers et les adultes (professionnel·le·s et parents) les pensent et les conduisent. En effet, dans la plupart de leurs activités (scolaires, vie quotidienne, sportives, culturelles, festives, numériques,…), elles et ils doivent très souvent réguler des tensions issues d’arbitrage à faire entre des choix collectifs et des choix individuels.

L’accompagnement des enfants et des adolescent·e·s à effectuer ces arbitrages en pleine conscience à travers l’explicitation de leurs conséquences individuelles et collectives dans le monde réel et artificiel, est indispensable.

Pour développer un accompagnement favorisant le vivre-ensemble, il existe de grands principes sur lesquels les adultes peuvent se fonder pour éduquer les enfants dans un monde hybride :

● la valorisation de comportements prosociaux destinés au bénéfice d’autrui : aider, partager, coopérer, réconforter (cf. Gentaz, 2024c ; Richard, soumis) ;
● la valorisation d’un apprentissage par essais-erreurs pour comprendre le monde, s’intéresser à la « vérité scientifique » et aux idées nouvelles (Gentaz & Rivier, 2018) ;
● la valorisation de l’esprit critique et du changement de point de vue (Gentaz, 2024d) ;
● la confiance a priori dans l’autre ;
● l’égalité et l’équité des traitements afin de favoriser une inclusion et accessibilité universelle (cf. ce numéro) ;
● le respect de l’autre, des règles ;
● l’exemplarité des adultes.

 

Pr Édouard Gentaz
Professeur de psychologie du développement à l’Université de Genève,
Directeur de recherche au CNRS,
Directeur du Centre Jean Piaget

 

Références

Déclaration de Bletchley (2023). https://www.gov.uk/government/publications/ai-safety-summit-2023-the-bletchley-declaration/the-bletchley-declaration-by-countries-attending-the-ai-safety-summit-1-2-november-2023

Gentaz, É. (2024a). Former à l’esprit critique et au changement de point de vue. Comment éduquer les citoyen·ne·s du XXIe siècle à développer des démocraties modernes ? A.N.A.E., 189, 117-119.

Gentaz, É. (2024b). Sociétés en crise… deux bonnes nouvelles de la recherche pour mieux débuter l’année 2025. A.N.A.E., 192, 473-475.

Gentaz, É. (2024c). Émotions et empathie : apprentissage, conscience de soi et normes sociales. In Courtet, C., Besson, M. Lavocat, F., & Lecercle, F. (Eds), La fabrique des sociétés (pp. 161-1739. CNRS Editions (Ouvrage en libre accès : La fabrique des sociétés – Recherche Création Avignon).

Gentaz, É. & Rivier, C. (2018). Là où l’erreur est nécessaire. Les rôles bénéfiques des erreurs dans le développement psychologique et les apprentissages. Psychoscope, 5, 14-17.

Harari, Y, (2024). Nexus. Une brève histoire des réseaux d’information de l’âge de pierre à l’I.A. Paris : Albin Michel.

Helliwell, J. F., Layard, R., Sachs, J. D., De Neve, J.-E., Aknin, L. B., & Wang, S. (Eds.). (2024). World Happiness Report 2024. University of Oxford: Wellbeing Research Centre. https://worldhappiness.report/ed/2024/

Richard, S. (soumis). Comment soutenir les comportements prosociaux dans les premiers degrés de la scolarité ?

Tavoillot, P.-H. (2024). Voulons-nous encore vivre ensemble ? Paris : Odile Jacob.

Pour citer cet article : Gentaz, É. (2025). Comment apprendre à vivre-ensemble dans un monde hybride, réel et artificiel ? A.N.A.E., 194, 000-000.

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