Nos démocraties contemporaines modernes, libérales et humanistes, ont un besoin crucial pour perdurer et se développer : le soutien de leurs citoyen·ne·s les mieux éduqué·e·s possibles. Rappelons que l’éducation poursuit simultanément plusieurs buts : préparer les personnes à une vie dotée de sens, au travail, et à la citoyenneté. La nature même de chacun de ces buts et leur éventuelle hiérarchie fait bien évidemment l’objet d’intenses débats et de désaccords entre les citoyen·ne·s, qui diffèrent largement sous un grand nombre de dimensions (genre, âge, personnalité, sexualité, handicaps, classe sociale, origine culturelle, religion, etc.). Avec cette incroyable diversité, tous les enfants, adolescent·e·s et jeunes adultes des démocraties modernes doivent apprendre à devenir des participant·e·s actifs et actives s’informant eux-mêmes sur les questions qu’ils et elles devront traiter en tant qu’électeur·trice·s ou élu·e·s dans le cadre d’une organisation sociale commune et partagée.
Cependant, le contexte actuel est inquiétant car, ajoutés aux inégalités mondiales grandissantes et au changement climatique, il se caractérise en particulier par une « archipélisation » de la société (processus d’autonomisation de communautés qui partagent un lien commun ; cf. Fourquet, 2019), une « info-obésité » voyant se décupler fausses informations (créer et diffuser par des groupes ou pays dont l’objectif est de déstabiliser les démocraties modernes) et « bulles informationnelles » (une sorte d’enfermement cognitif de la personne qui, lorsqu’elle surfe sur les réseaux sociaux, se voit proposer automatiquement des contenus conformes à ses préférences antérieures), générant chez les personnes des attitudes de « post-vérité » (fait référence à des circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins d’influence pour modeler l’opinion publique que les appels à l’émotion) et de défiance grandissante envers la démocratie moderne.
Pour répondre à ce formidable défi de continuer à développer nos démocraties modernes malgré ce contexte actuel, au moins deux compétences clefs sont cruciales à acquérir et à développer à tous les âges et dans tous les contextes éducatifs : l’esprit critique et le changement de point de vue.
L’esprit critique peut être assimilé à un ensemble de compétences cognitives dont l’usage approprié permet de résoudre des problèmes, d’analyser des arguments, de tester des hypothèses, de formuler des inférences et de prendre des décisions (Halpern, 1999). Par exemple, une méta-analyse qui a porté sur 341 interventions visant à favoriser le développement de l’esprit critique conclut que les compétences d’esprit critique peuvent s’améliorer significativement pour les compétences scolaires transversales ou spécifiques dans toutes les matières et à tous les niveaux (Abrami et al., 2015). Enseigner l’esprit critique et les manières de l’enseigner reste toutefois débattu (Pasquinelli et al., 2021) avec d’un côté celles et ceux qui défendent l’idée que les principes de la pensée critique sont généraux et indépendants du domaine d’application (par exemple, les règles de la logique applicables à toutes disciplines scolaires) et d’un autre, celles et ceux qui considèrent que ces compétences sont spécifiques à un domaine. Cependant, un quasi-consensus existe autour de l’importance de s’appuyer sur des exemples concrets issus de domaines spécifiques pour enseigner les mécanismes de la pensée critique, puis de les diversifier (pour une discussion, cf. Wyss, Gvozdic, Sander & Sander, 2023).
Si nous considérons, à présent, la compréhension des effets cognitifs et affectifs du changement de point de vue, à travers le temps et l’espace, celle-ci est une compétence fondamentale qui a été largement et diversement étudiée dans la littérature. Par exemple, en psychologie du développement cognitif, les premières études de Piaget et Inhelder (1947) sur la prise de perspective spatiale et la coordination des points de vue les ont conduits à proposer le concept « d’égocentrisme » du jeune enfant pour expliquer sa difficulté à se décentrer pour se représenter comment autrui voit les objets à partir d’un autre point de vue spatial.
Dans les décennies suivantes, les travaux sur le développement d’une « théorie de l’esprit » sont donc passés de l’étude des points de vue perceptifs sur les objets à celle des points de vue mentaux des personnes, c’est-à-dire les idées et croyances. L’analogie entre les situations est claire puisque pour inférer les croyances d’autrui, il faut pouvoir « se décentrer » pour tenir compte des expériences et connaissances de l’autre, potentiellement différentes de ses propres expériences. Cette compréhension par l’enfant des états mentaux des autres est à la base des échanges sociaux puisqu’elle permet de donner un sens au comportement d’autrui en inférant ses désirs, ses besoins et ses croyances. Ainsi, Wimmer et Perner (1983) ont montré que ce n’est que vers 4 ans que l’enfant sait qu’une personne peut avoir des croyances sur l’état de l’environnement qui sont différentes des siennes et que ces croyances, correctes ou fausses, déterminent les comportements. L’âge pivot des changements développementaux observés dépend de la complexité cognitive des tâches expérimentales utilisées par les chercheurs.
En philosophie politique, Nussbaum (2010) parle plutôt « d’imagination narrative » pour décrire « la capacité à imaginer l’effet que cela fait d’être à la place d’un autre, à interpréter intelligemment l’histoire de cette personne, à comprendre les émotions, les souhaits et les désirs qu’elle peut avoir. Il existe de nombreuses méthodes et/ou moyens de développer cette compétence à tous les âges : du jeu du « faire semblant » chez les jeunes enfants (cf. Richard & Gentaz, 2020) au jeu de rôle et au débat chez les étudiant·e·s à travers la pédagogie socratique (cf. Nussbaum, 2010).
Enfin, en traitant notamment des points culturels spécifiques invisibles (d’autres cultures ou d’époques), l’enseignement des humanités et des arts en général présente l’avantage de cultiver ces deux compétences : l’esprit critique et le point de vue de l’autre à travers le temps et l’espace.
Il est urgent que tous les moyens éducatifs et pédagogiques à disposition soient déployés massivement à tous les niveaux.
Pr Édouard Gentaz
Professeur de psychologie du développement à l’Université de Genève,
Directeur de recherche au CNRS,
Directeur du Centre Jean Piaget
Abrami, P.C., Bernard, R.M., Borokhovski, E., Waddington, D.I., Wade, C.A., & Persson, T. (2015). Strategies for teaching students to think critically: A meta-analysis. Review of Educational Research, 85, 275-314.
Halpern, D.F. (1999). Teaching for critical thinking: Helping college students develop the skills and dispositions of a critical thinker. New Directions for Teaching and Learning, 80, 69-75.
Fourquet, J. (2019). L’archipel français. Paris : Seuil.
Nussbaum, M. (2010). Les émotions démocratiques. Paris : Flamarion.
Pasquinelli, E., Farina, M., Bedel, A., & Casati, R. (2021). Naturalizing critical thinking: consequences for education, blueprint for future research in cognitive science. Mind, Brain, and Education, 15(2), 168-176.
Piaget, J., & Inhelder, B. (1947). La représentation de l’espace chez l’enfant. Paris : PUF.
Richard, S., & Gentaz, É. (eds) (2020). Le jeu et ses effets sur le développement et les apprentissages : regards multiples. A.N.A.E., 165(32).
Wimmer, H., & Perner, J. (1983). Beliefs about beliefs: Representation and constraining function of wrong beliefs in young children’s understanding of deception. Cognition, 13, 103-128.
Wyss, A., Gvozdic, K., Gentaz, É., & Sander, E. (2023). Comment favoriser les apprentissages scolaires. Paris : Dunod.
Pour citer cet article : Gentaz, É. (2024). Former à l’esprit critique et au changement de point de vue. Comment éduquer les citoyenn·e·s du XXIe siècle à développer des démocraties modernes ? A.N.A.E., 189, 117-119.
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