La main est un organe moteur grâce auquel sont réalisées les activités de saisie, maintien, transport et transformation des objets dans notre vie quotidienne. Le développement qu’elle a connu chez les primates, à mesure que s’effectuait le redressement postural qui l’a libérée de sa fonction locomotrice, a abouti chez l’humain a une forme extrêmement performante pour la survie de l’espèce humaine et sa transformation du monde (Leroi-Gourhan, 1964). En plus de cette « fonction motrice », directe quand elle est en contact avec les objets ou indirecte quand elle est prolongée par un instrument, la main possède aussi une « fonction perceptive » d’appropriation du monde (Hatwell, 1986). Cette double fonction pour un même organe est unique ; plus que dans toutes les autres modalités sensorielles, perception et action sont indissociablement liées avec la main (Gentaz, 2018). Aucune action de préhension ou d’usage des objets ne pourrait réussir sans une appréciation perceptive correcte des propriétés de ces objets, comme le montre les désorganisations du geste qui surviennent en cas d’anesthésie cutanée. La main apporte donc les données perceptives tactiles nécessaires au succès du geste, mais elle peut aussi avoir un but épistémique de connaissance du monde, comme tous les autres systèmes perceptifs.
De nombreuses recherches montrent que l’usage de la main est très bénéfique dans de nombreux apprentissages (pour une revue, cf. Bara, Rivier & Gentaz, 2020). En mathématiques, le comptage sur les doigts facilite l’apprentissage des nombres chez les jeunes enfants, l’interaction langage-geste contribue à la construction du raisonnement et l’exploration haptique de figures géométriques favorise leur reconnaissance. En langage, les gestes favorisent l’apprentissage et la mémorisation du vocabulaire ; les processus de compréhension sont facilités par la manipulation, le geste d’écriture permet de mieux retenir la forme des lettres et l’ajout de l’exploration visuo-haptique et haptique de lettres en relief favorise l’apprentissage de la lecture (voir aussi Gentaz, 2022).
Récemment, des recherches montrent que manier un outil – c’est-à-dire ajouter un niveau de complexité dans le programme moteur – et analyser des phrases à la syntaxe complexe sont deux processus qui partagent la même région sous-corticale (les « ganglions de la base ») (Thibault et al., 2021). De plus, entraîner l’une des deux habiletés bénéfice à l’autre. Ainsi, un entraînement de 30 minutes pendant lequel les participants doivent placer le plus de pions possibles à l’aide d’une pince améliore les temps et la précision des réponses dans les épreuves de langage. Cet effet est très spécifique à l’outil car aucune amélioration n’est constatée lorsque la manipulation des pions s’effectue à main nue. Réciproquement, les effets d’un entraînement syntaxique sur les performances motrices aboutissent au même résultat : analyser des phrases à la syntaxe complexe pendant 30 minutes permet d’améliorer les performances dans la manipulation des pions avec la pince à l’issue de la phase d’entraînement, là où s’exercer avec des phrases plus simples n’entraîne aucune amélioration.
Compte tenu des résultats de l’ensemble de ces recherches et de la part grandissante du numérique, il serait très pertinent, et même novateur, de proposer de nouveau des « activités manuelles » aux élèves dans tous les enseignements classiques (mathématiques, lecture, etc.) dès le plus jeune âge et tout au long de la scolarité (de la maternelle au lycée).Ces activités manuelles pourraient être utilisées non seulement comme des leviers d’apprentissage de savoirs scolaires mais aussi comme des leviers pour favoriser l’engagement actif des élèves dans les cours. Enfin, cette revalorisation des activités manuelles, à travers leur utilisation dans toutes les disciplines, aurait l’avantage d’améliorer l’image des métiers manuels et donc des filières professionnelles.
Au final, il est clair que vouloir séparer les activités intellectuelles des activités manuelles n’a plus de sens. Les activités manuelles pourraient être aussi dans l’avenir des activités furieusement modernes !
Pr Édouard Gentaz
Professeur de psychologie du développement à l’Université de Genève,
Directeur de recherche au CNRS,
Directeur du Centre Jean Piaget
Bara, F., Rivier, C., & Gentaz, É. (2020). Comprendre le rôle bénéfique de l’usage du corps dans l’apprentissage de la lecture à la lumière de la théorie de la cognition incarnée. A.N.A.E., 168, 553-563.
Gentaz, É. (2018). La main, le cerveau et le toucher. Approches multisensorielles et nouvelles technologies. Paris : Dunod.
Gentaz, É. (2022). Les neurosciences à l’école : leur véritable apport. Paris : Odile Jacob.
Hatwell, Y. (1986). Toucher l’espace. La main et la perception tactile de l’espace. Lille : PUL.
Leroi-Gourhan, A. (1965). Le geste et la parole. Paris : Albin Michel.
Thibault, S., Py, R., Gervasi, A. M., Salemme, R., Koun, E., Lövden, M., Boulenger, V., Roy, A. C., & Brozzoli, C. (2021). Tool use and language share syntactic processes and neural patterns in the basal ganglia. Science, 374 (6569), eabe0874. https://doi.org/10.1126/science.abe0874
Pour citer cet article : Gentaz, É. (2023). Éditorial – Redécouvrir l’intelligence de la main et les effets bénéfiques des activités manuelles sur les apprentissages et le développement neurocognitif des enfants. A.N.A.E., 182, 9-11.
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